Avant-propos de l'édition 2005

Avant-propos à la présente édition (2005)
En 1994, l’Académie française décidait, sans attendre l’achèvement de la nouvelle édition de son Dictionnaire, de mettre à la disposition du public, dans une présentation qui le rende accessible à tous, le premier tome, dont l’Imprimerie nationale avait assuré la publication en 1992. La presse s’est largement fait l’écho de cet évènement sans exemple dans l’histoire de notre Compagnie. En dépit d’un tirage important, l’ouvrage n’est plus disponible aujourd’hui. Il était donc urgent d’en donner une nouvelle édition.
Au cours des dix années écoulées, la Compagnie n’a pas ralenti le cours de ses travaux : la parution, tous les trois ou quatre mois, de cahiers dans les « documents administratifs » du Journal officiel témoigne de leur avancement. Avec la livraison, en novembre 2000, du deuxième tome du Dictionnaire, les trois cinquièmes des termes français d’usage général en cette fin du xxe siècle étaient désormais définis. L’Académie a souhaité assurer à ce deuxième tome une plus large diffusion en le faisant paraître aujourd’hui dans une édition de poche.
Il nous a paru opportun de répondre ainsi à l’attente de tous ceux qui, en France comme dans les pays qui ont le français en partage, considèrent que le Dictionnaire de l’Académie est, selon l’heureuse formule de Maurice Druon, « celui de l’usage, simplement et suprêmement, le dictionnaire du bon usage, qui par là sert, ou devrait servir, de référence à tous les autres ».
Pour ce qui est des tomes suivants, la Commission du Dictionnaire, composée de douze membres élus par leurs pairs, se consacre à la préparation du troisième, qui exigera encore un ou deux ans ; la Compagnie en son entier se charge, dans ses séances ordinaires, de l’examen préliminaire des textes constituant la matière du quatrième et dernier tome.
L’Académie n’entend pas ignorer pour autant les nouvelles formes de diffusion qui permettent d’avoir, par le moyen de l’internet, un accès immédiat et aisé au Dictionnaire. Pour assurer l’informatisation des huit éditions complètes (de la première, parue en 1694, à celle de 1935), l’Académie a sollicité le concours du laboratoire d’Analyse et Traitement informatique de la langue française (ATILF) du C.N.R.S. Celui-ci a développé un moteur de recherche et conçu un système original de liens qui ménagent de nombreuses possibilités de circulation à l’intérieur de ce vaste ensemble. Cinq éditions sont à ce jour disponibles sur le site créé par l’Académie. Les cahiers du Journal officiel sont par ailleurs mis en ligne dans les mois qui suivent leur parution. On peut ainsi considérer l’état de la langue à une époque donnée, fidèlement reflété par chacune des éditions successives, et mesurer en les comparant l’évolution de l’usage, que l’Académie a reçu mission de guider lorsqu’il est hésitant, de redresser s’il est fautif.
C’est en effet par le moyen de son Dictionnaire que l’Académie assure et affirme sa souveraineté sur la langue française : le souci d’éclaircir les difficultés, de fixer les règles et de consacrer le bon usage préside à l’élaboration de chacune des éditions. Mais son magistère ne se limite pas aux prescriptions du Dictionnaire : si elle tient son autorité des statuts qui l’ont fondée, notre Compagnie doit de l’avoir conservée à l’action qu’elle exerce continûment sur l’usage grâce aux mises en garde, aux recommandations et aux déclarations qu’elle se fait devoir de publier, dès lors qu’il y va de l’unité ou de la pérennité de notre langue.
Et les sujets d’alarme, chacun en conviendra, n’ont pas manqué ces dernières années, alors que la dégradation brutale et accélérée de la langue française semble mettre en péril notre culture et notre identité.
Puissent toutefois les évolutions positives de l’usage, qu’il revient à l’Académie d’enregistrer dans son Dictionnaire, porter témoignage de la vitalité du français, à l’aube de ce troisième millénaire, et de sa vocation à demeurer une grande langue de communication et de culture, toujours à même, par la clarté de l’expression et la sûreté de la syntaxe, de nommer les réalités nouvelles liées aux progrès rapides des sciences et des techniques. La passion de ceux qui, de par le monde, se consacrent avec une ardeur et un dévouement exemplaires à faire connaître et aimer notre langue offre de nouvelles raisons d’espérer.
Les réactions toujours plus nombreuses du public, qui se tourne spontanément vers l’Académie française pour manifester son attachement au français et dire son indignation devant les outrages dont on accable notre langue et les flétrissures qu’on lui inflige, font obligation à notre Compagnie de remplir fidèlement la mission de défense et d’illustration qu’elle tient de son fondateur ; elles lui rappellent aussi bien l’impérieuse nécessité de mener à terme son entreprise lexicographique, alors que s’ouvre une ère marquée, comme beaucoup l’ont souligné, du sceau de l’« insécurité linguistique ». Devant l’urgence de ce devoir, l’Académie n’entend nullement se dérober ou fléchir.
Un des défis auxquels la langue française se trouve confrontée tient à la prolifération anarchique des vocables due à l’expansion des sciences et à l’abondance des techniques nouvelles, qui entraînent, outre l’ébranlement de tous les édifices du savoir, un bouleversement sans précédent des langages et des mœurs. Le développement rapide des communications, par le moyen de l’informatique et de l’internet, laisse planer la menace d’un appauvrissement général et d’une uniformisation inéluctable de tous les idiomes, appelés à se fondre dans le creuset de la mondialisation des échanges.
La tâche de l’Académie française n’a certes pas été allégée par l’obligation qui lui est faite, selon les termes du décret du 3 juillet 1996 relatif à l’enrichissement de la langue française, de rendre son avis en dernier ressort sur les listes de termes proposés par les commissions ministérielles de terminologie et de néologie, et dont l’emploi s’impose à tous les agents de l’État et des collectivités publiques, en lieu et place des vocables étrangers qui se répandent dans les domaines d’activité les plus divers. Ces obligations nouvelles qui, s’ajoutant à bien d’autres, consacrent en quelque sorte son magistère sur l’usage, n’éloignent pas pour autant l’Académie de sa mission première : la rédaction du Dictionnaire. Plus que jamais, elle doit faire, parmi tant de termes nouveaux, le départ entre ceux qui s’ancreront durablement dans l’usage et ceux dont l’existence ne peut être qu’éphémère. Les uns disparaîtront avec les réalités, elles-mêmes éphémères, qu’ils désignent ; d’autres, qui portent la marque de l’improvisation, seront heureusement remplacés par des dénominations plus exactes ou plus conformes au génie de la langue ; d’autres enfin ne dépasseront pas le domaine où ils sont nés et, n’étant compris et employés que par des spécialistes, ne seront jamais reçus dans l’usage commun. Le choix d’un terme officiellement recommandé, où il entre autant de prudence que d’audace, tient parfois du pari.
La lecture des entrées nouvelles de cette édition du Dictionnaire donne à connaître la conscience accrue des variations et des besoins de l’usage que l’Académie française doit à sa participation aux travaux des commissions ministérielles et de la Commission générale de terminologie et de néologie, et le profit qu’elle en retire pour l’élaboration de son Dictionnaire.
Fidèle à sa mission, qui demeure inchangée depuis trois siècles et demi, l’Académie s’acquitte toujours dans le même esprit des nouvelles charges qui lui incombent, soucieuse de se garder, conformément à ses traditions, également éloignée de l’écueil du purisme et de celui du laxisme, et de faire partager au plus grand nombre l’amour de la langue française et la passion de la servir qui l’animent en chacun de ses membres. L’autorité dont elle est investie et les principes qui guident son action n’auront jamais de fondements plus sûrs.
Hélène Carrère d’Encausse
Secrétaire perpétuel