Avertissement du tome 1 (1992)

Avertissement (tome 1, 1992)
En 1986, l’Académie commençait de faire paraître, en fascicules, la neuvième édition de son Dictionnaire, la précédente datant d’un demi-siècle.
Or, au cours des six ans écoulés, la nécessité d’introduire certaines innovations s’est imposée à la Commission chargée de préparer cette édition.
Aussi, sans attendre la fin de travaux qui exigeront encore plusieurs années, l’Académie a décidé de rassembler ce qui est déjà accompli, et de mettre à la disposition du public un premier volume qui comporte le tiers du vocabulaire français d’usage.
La plus importante des innovations regarde l’origine des mots.
Nous signalions, dans notre préface de 1986, que le Dictionnaire de l’Académie n’avait jamais voulu être « ni encyclopédique, ni historique, ni analogique, ni même étymologique ». Ce « même » laissait deviner un regret. Nous gardons nostalgie de ce Dictionnaire historique de la langue française que l’Académie avait mis en chantier au xixe siècle et qui fut, après soixante ans de labeur sur la lettre A, abandonné.
En un temps, le nôtre, où, de toute évidence, la connaissance du latin et du grec se raréfie, parce qu’ils sont, hélas, de moins en moins enseignés, il nous est apparu d’un réel intérêt de rappeler, fût-ce brièvement, que la plupart de nos vocables plongeaient leurs racines, profondément, dans ces deux langues anciennes.
Aussi, pour la première fois dans l’histoire du Dictionnaire de l’Académie, c’est-à-dire depuis trois siècles, la définition de chaque nom ou terme sera précédée d’indications étymologiques. Indications volontairement succinctes, et qui ne prétendent pas à l’érudition, afin de se garder d’aucune pédanterie, mais qui permettront, en esquissant l’histoire des mots et leur évolution sémantique, voire orthographique, de mieux éclaircir leur sens et leur usage présent.
Et comment, d’autre part, n’aurions-nous pas considéré la nécessité immédiate où se trouve notre langue de répondre, par la création de mots nouveaux, aux besoins toujours croissants des sciences et des techniques ? Il importe au plus haut point que cette néologie se fonde, comme il en fut dans le passé, sur les racines grecques et latines qui ont fourni la plupart de nos mots « savants ». Le français, autrement, y perdrait sa physionomie.
Par ces notations étymologiques, le lecteur pourra également constater les nombreux emprunts faits, à travers le temps, aux langues étrangères les plus diverses, emprunts qui ont enrichi la nôtre et qui rappellent, s’il en était besoin, sa nature, tout à la fois, et sa vocation de langue européenne et universelle.
Tout en restant fidèles aux principes de rédaction qui nous ont été légués par nos prédécesseurs, il nous a paru indispensable de procéder à une remise en ordre logique de chaque article. Les ajouts successifs qui s’étaient comme sédimentés au cours des générations, les sens nouveaux sans cesse apparus, de même que les emplois spécialisés, nous en faisaient obligation. Nous nous sommes efforcés de répondre à une exigence de clarté.
L’Académie, parallèlement, n’a pas cru devoir écarter des termes et acceptions qui, étant d’usage dans des professions de plus en plus nombreuses, entrent rapidement dans l’usage tout court.
Elle l’a fait sans excès, mais sans parcimonie. Comment n’aurait-elle pas reconnu que la médecine, l’informatique, les communications, pour ne citer qu’elles, en transformant les habitudes de vie modifiaient du même coup le langage ?
D’autre part, elle s’est gardée d’exclure certains mots d’emploi régional, et elle a donné accueil à des vocables tantôt conservés et tantôt inventés dans divers pays du vaste espace francophone, considérant qu’ils étaient de nature à enrichir la langue commune.
Nous avons dans le corps des articles respecté notre tradition qui veut que nous ne fassions pas appel à des citations, et que nous forgions nous-mêmes nos exemples d’emplois et de constructions, en nous obligeant autant qu’il se peut à la simplicité.
Toutefois, autre innovation, nous avons cru bon de mentionner, pour certains mots, des titres d’œuvres célèbres où ils apparaissent, et qui leur ont conféré une illustration.
Il nous est également apparu que nos notations habituelles : familier, populaire, vulgaire, argotique, trivial, avaient de moins en moins d’effet dissuasif, comme si, même assortis de ces mentions, le fait que des mots grossiers soient mentionnés « dans le dictionnaire » autorisait leur emploi sans discernement ni retenue. Que nous ayons dû en faire état, parce qu’ils sont d’un usage parlé, hélas fréquent, ne saurait constituer un encouragement à s’en servir en aucune occasion qui commande, oralement ou dans l’écrit, un langage correct.
Aussi avons-nous introduit de place en place des remarques normatives, bien visibles, qui proscrivent les expressions, constructions ou utilisations le plus agressivement fautives et dont on peut craindre qu’elles ne s’installent dans le mauvais usage.
Fidèles à nous-mêmes, nous poursuivons notre chemin entre les deux haies épineuses du purisme et du laxisme.
Dès la deuxième édition de son Dictionnaire, c’est-à-dire en 1718, l’Académie évoquait dans la préface, au sujet de l’orthographe, « la dispute qui dure depuis si longtemps ». Et elle déclarait à la suite : « L’usage, qui en matiere de langue est plus fort que la raison, introduit peu à peu une maniere d’escrire toute nouvelle, l’ancienne nous eschape tous les jours, et comme il ne faut point se presser de la rejetter, on ne doit pas non plus faire de trop grands efforts pour la retenir. »
C’est la règle que l’Académie a depuis lors généralement suivie, même lorsque, au cours des xviiie et xixe siècles, cédant précisément à l’usage, elle a changé à deux reprises l’orthographe de plusieurs milliers de mots.
Cette fois, nous n’avons inscrit à titre définitif que les modifications qui visaient principalement à harmoniser l’accentuation de certains mots, tels allègement, allègrement, etc., avec leur prononciation habituelle.
Procédant aux rectifications de cet ordre, nous avons indiqué, chaque fois que l’usage nous paraissait hésitant, l’existence ou la possibilité de deux graphies (évènement, événement).
En ce qui regarde les recommandations du Conseil supérieur de la langue française, publiées en décembre 1990 par le Journal officiel, l’Académie leur a donné son aval, mais en demandant qu’elles « soient soumises à l’épreuve du temps ».
C’est pourquoi ces recommandations ont été reprises en fin de volume, dans des pages de couleur ; le lecteur pourra s’y reporter aisément, grâce à un signe typographique (◇) qui suit, dans le corps de l’ouvrage, les mots qui en sont l’objet. On constatera d’ailleurs qu’elles ne touchent qu’un nombre assez réduit de vocables.
Il nous sera permis d’espérer que la publication de ce premier tiers de notre vocabulaire, et l’ensemble des dispositions que nous avons prises, aideront à ramener sur l’orthographe une attention souvent trop défaillante, à tous les degrés des études. Les mots ont un visage, qu’il convient de respecter. Et nul ne saurait contester qu’une juste orthographe, notamment dans les accords grammaticaux, éclaire le sens des phrases et participe à la précision de la pensée.
Soulignons un dernier point. Préoccupation nouvelle, mais désormais permanente, la Francophonie, au long de nos travaux, est toujours présente à notre esprit. Quand nous examinons, acceptons, définissons, redéfinissons les mots, nous pensons à tous les peuples à travers la Terre qui ont la langue française en partage ; nous pensons à tous les pays qui en font usage pour tout ou partie de leurs communications et de leurs échanges ; nous pensons à ceux qui l’emploient pour rédiger leurs lois. Nous pensons aux hommes et aux femmes, par millions sans cesse croissants, qui lui confient l’expression de leurs cultures, donc un peu de leur âme.
Puisse le Dictionnaire de l’Académie constituer une des pierres d’assise de cette vaste communauté fondée sur un même langage, et qui se sert des mêmes mots pour nommer ses espérances.